Première partie : Droit d’expression et liberté d’expression

Le Droit d’expression des salariés

Cela fait désormais plus de 30 ans que le juge a consacré l’existence de la liberté d’expression du salarié dans l’entreprise (Cass.soc.28/04/88, n°87-41.804). Jusque-là n’existait que le droit d’expression issu des lois Auroux de 1982. Mais ce droit d’expression était limité, car cette loi n’organise qu’un droit d’expression direct et collectif portant sur le travail au sein de l’entreprise.
Direct, car il s’exerce sans intermédiaire, collectif car il s’exerce dans le cadre de réunions organisées au niveau de chaque unité de travail, limité car il ne porte que sur le travail.
Ce droit d’expression a toutefois comme intérêt qu’il s’applique dans toutes les entreprises. Il s’étend également aux établissements publics à caractère industriel et commercial (ÉPIC) et administrations employant des salariés (articles L2281-1 à -11 du code du travail). Les modalités d’exercice du droit d’expression sont définies dans le cadre de la négociation portant sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la qualité de vie et des conditions de travail.
Depuis la réforme de 2017, cet accord doit, entre autres choses, indiquer les outils numériques disponible dans l’entreprise pour l’exercice de ce droit, ainsi que les mesures destinées à permettre aux salariés intéressés, aux organisations syndicales représentatives, au comité social et économique de prendre connaissance des demandes, avis et propositions émanant des groupes ainsi que des suites qui leur sont réservées ainsi que les conditions spécifiques d’exercice du droit à l’expression dont bénéficie le personnel d’encadrement ayant des responsabilités hiérarchiques.

Mais la liberté d’expression ne se limite pas au droit d’expression.

La liberté d’expression des salariés

En ce qui concerne l’exercice des libertés dans l’entreprise, le juge s’est calé sur un énoncé dont il n’a pas varié, et qui a été depuis repris par le législateur dans ce qui est devenu l’article L1121-1 du code du travail :

« Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».

Cela est valable aussi bien pour la vie personnelle du salarié sur son lieu de travail (arrêt Nikon du 02/10/2001), mais aussi notamment, pour la liberté de croyance, liberté d’aller et venir, liberté de se vêtir, liberté syndicale, et bien évidemment, la liberté d’expression.
Bien entendu, toutes ces libertés n’ont pas la même valeur. Il en existe certaines dont l’importance est telle qu’on les qualifie de libertés fondamentales, car elles sont intrinsèques à la personne. La liberté d’expression fait partie de ces libertés fondamentales à valeur constitutionnelle. Ce qui a une importance en cas de licenciement du salarié qui a exercé sa liberté d’expression, car la violation par l’employeur d’une liberté fondamentale permet d’échapper au barème Macron, mais aussi permet la réintégration dans l’entreprise à la demande du salarié.
La Cour de Cassation a donc cherché à arbitrer entre deux libertés fondamentales. La liberté d’entreprendre, dont découle le pouvoir de direction et de sanction de l’employeur, et la liberté d’expression.
Pour cela elle a construit sa jurisprudence sur une règle simple, dont l’application ne l’est pas toujours.

Cet attendu de principe est le suivant :
Sauf abus, le salarié jouit de la liberté d’expression, seuls les restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent lui être apportées.
Elle ajoutera rapidement que l’abus se caractérise par les propos diffamatoire, injurieux ou excessifs. La publicité donnée aux propos peut également mettre en évidence un tel abus.

On a donc ici une évaluation des propos qui se fonde à la fois sur le fond, mais aussi sur la forme et sur l’amplitude de la diffusion des propos.

Deuxième partie : La liberté d’expression dans et hors de l’entreprise

La liberté d’expression dans l’entreprise

Lorsque les propos sont tenus à l’intérieur de l’entreprise, la situation est relativement simple.
S’il y a diffamation (allégation ou l’imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur et à la considération d’une personne), l’abus est caractérisé.
S’il y a injure (expression outrageante, terme de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait), et que l’injure vise la hiérarchie de l’entreprise, l’abus est caractérisé. Entre collègues, en revanche, ce n’est pas toujours le cas. Si des menaces de mort proférées par un salarié à l’encontre d’un autre, ou encore le comportement inconvenant d’un directeur qui avait choqué la pudeur de ses collègues ont été reconnus comme abusifs, ce n’est pas le cas d’insultes en raison d’une altercation de courte durée entre deux salariés entretenant une relation d’amitié d’autant que par la suite les relations entre les deux hommes avaient repris leur cours normal.

Rappelons que l’obligation générale de sécurité qui pèse sur l’employeur l’oblige, face à un salarié dont les agissements ou les paroles causent un préjudice à la santé physique ou mentale ou à la sécurité des autres salariés, à prendre toutes les dispositions pour faire cesser le trouble, y compris en sanctionnant le fauteur de troubles.

Reste le cas des propos excessifs. Pour apprécier l’abus, le juge doit prendre en compte non seulement les termes employés mais aussi l’environnement de travail et le degré de diffusion des propos litigieux. Ne commet pas d’abus le salarié qui adresse un courriel à son employeur après son entretien préalable au licenciement, dans lequel il laisse entendre qu’il a été exploité, met en cause les compétences et l’autorité de son employeur et l’accuse de tout planifier pour « détruire, pour rabaisser ». La Cour de cassation a estimé que les termes employés n’étaient pas susceptibles de nuire à l’employeur et qu’ils « traduisaient la réaction d’un homme blessé par l’annonce d’un licenciement dont il ne percevait pas les motifs » (Cass. soc., 24 sept. 2013, no 12-14131).

La liberté d’expression hors de l’entreprise

En théorie, les choses sont simples. Le lien de subordination s’arrête une fois refermée la porte de l’entreprise et le salarié retrouve toute sa liberté, y compris celle de dire ce qui lui passe par la tête. Pourtant, de même qu’il est impossible de ne pas conserver un espace de vie privée pendant le temps de travail, il n’est pas toujours facile de dissocier le travail de la vie privée.
La question est de savoir si on peut être licencié pour avoir usé de sa liberté d’expression hors de l’entreprise.
La jurisprudence est assez libérale vis-à-vis du salarié qui s’exprime hors de son entreprise, tout en réservant le cas de l’abus.
On notera que certaines conventions collectives, comme la convention dite commune de la Poste (Article 72 al.3) exclut la prise en compte de faits commis hors du lieu et du temps de travail de la définition de la faute :
Les agissements fautifs de l’agent contractuel ne peuvent être retenus comme motifs de sanctions que s’ils ont été commis dans le cadre de l’exécution du contrat de travail ou sous son couvert.

L’irruption d’internet et des réseaux sociaux a permis désormais à tous d’avoir une opinion et de la diffuser publiquement.

La liberté d’expression sur les réseaux sociaux

Des propos excessifs d’un salarié, publiés sur un site accessible à tout public et dont les termes sont déloyaux et malveillants à l’égard de l’employeur justifient le licenciement pour faute grave (Cass. soc., 11 avr. 2018, no 16-18.590).
Au-delà de la caractérisation de l’abus, les propos tenus doivent également avoir un caractère public. Ainsi, dès lors que le salarié publie sur un compte à caractère restreint, dont l’accès est limité à des personnes autorisées et peu nombreuses, ses propos relèvent d’une conversation de nature privée et ne peuvent être qualifiés de faute grave (Cass. soc., 12 sept. 2018, no 16-11.690).
Qu’en est-il d’une page dont l’accès est restreint du fait de l’activation des paramètres de confidentialité, mais à laquelle de nombreux « amis » ont accès ? La Cour de cassation a retenu, dans l’arrêt précité du 12 septembre 2018, que le groupe de discussion était limité à des personnes peu nombreuses (14 en l’occurrence) : cela laisse donc à penser que, dès lors que le nombre de personnes pouvant accéder aux contenus est plus important, la conversation peut reprendre un caractère public.

Troisième partie : De l’atteinte aux intérêt de l’entreprise à la protection des règles sociales.

Au-delà des atteintes à l’employeur ou à l’entreprise, deux arrêts récents sont venus introduire la notion d’atteinte aux valeurs défendues par l’employeur, l’arrêt Tex n° 20-10852 du 20 avril 2022 et l’arrêt 21-12.370 du 19 octobre 2022.

Une ingérence nécessaire dans une société démocratique

Dans le premier, un animateur télé, qui, hors de son temps de travail et sur une autre chaîne, se livre à une plaisanterie sexiste de mauvais goût. Il est licencié par la société de production pour laquelle il travaillait. Il saisit alors le juge en prétendant que la rupture du contrat de travail, motivée par des propos tenus par le salarié hors du temps de travail, constituant une ingérence de l’employeur dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Le juge lui donne raison sur ce point, il s’agit bien d’une ingérence de l’employeur dans l’exercice du droit à la liberté d’expression, mais ajoute, et c’est le point extrêmement novateur de cette décision, qu’ il appartient au juge de vérifier si, concrètement, une telle ingérence est nécessaire dans une société démocratique, et, pour ce faire, d’apprécier la nécessité de la mesure au regard du but poursuivi, son adéquation et son caractère proportionné à cet objectif.

Apparaît ici la notion d’ingérence nécessaire dans une société démocratique. Le juge vient rappeler ici cette évidence. Pour qu’une liberté puisse être effective, il faut qu’elle s’inscrive dans un corpus de règles démocratiques. Il en ressort alors que le licenciement fondé sur la violation par le salarié d’une clause de son contrat de travail d’animateur poursuivait le but légitime de lutter contre les discriminations à raison du sexe et les violences domestiques et celui de la protection de la réputation et des droits de l’employeur. Le juge en a déduit, compte tenu de l’impact potentiel des propos réitérés du salarié, reflétant une banalisation des violences à l’égard des femmes, que cette rupture n’était pas disproportionnée et ne portait donc pas une atteinte excessive à la liberté d’expression du salarié.

Ici, on fait le lien avec les éléments de base d’une société démocratique et ce que devrait être une entreprise citoyenne qui ne pourrait que sanctionner ces propos.
L’arrêt du 19 octobre 2022 pousse ce raisonnement encore un cran plus loin.

L’obligation de neutralité des salariés représentants d’un service public

Il s’agissait d’un salarié d’une mission locale mis à disposition d’une commune pour l’exécution d’un partenariat entre la ville et la mission locale pour l’accompagnement de jeunes en difficulté.
Celui-ci publie sur son compte Facebook une critique importante des partis politiques Les Républicains et du Front National, ainsi que des appels à la diffusion du Coran, accompagnés de citations de sourates appelant à la violence. Il est alors licencié par la mission locale.
Il saisit le juge qui considère que le licenciement est nul en violation de la liberté d’expression et de la liberté de croyance du salarié et ordonne sa réintégration.

La mission locale se pourvoit en cassation, et la Cour casse l’arrêt d’appel. Elle considère que les règles déontologiques qui s’imposent aux fonctionnaires sont opposables aux personnels mis à disposition des collectivités locales.

La cour de cassation renvoie donc l’affaire devant la cour d’appel, en lui demandant de vérifier si la consultation du compte Facebook du salarié permettait son identification en qualité de conseiller d’insertion sociale et professionnelle affecté au sein de la commune notamment par les jeunes en difficulté auprès desquels le salarié exerçait ses fonctions, et si, au regard de la virulence des propos litigieux ainsi que de la publicité qui leur était donnée, lesdits propos étaient susceptibles de caractériser un manquement à l’obligation de réserve du salarié en dehors de l’exercice de ses fonctions en tant qu’agent du service public de l’emploi mis à la disposition d’une collectivité territoriale.

On rejoint là la notion d’ingérence nécessaire dans une société démocratique. Pour que le service public existe, il est nécessaire, indépendamment du statut de celui qui le représente, d’en assurer la neutralité. Pour cela, il doit respecter le devoir de réserve.
La position de la Cour de Cassation est ici limpide. Si le salarié est identifiable sur sa page en tant qu’agent du service public de la commune (parce qu’il publie sous son nom ou qu’il a indiqué à tout le monde qu’il s’agissait de lui) et s’il y a manquement à l’obligation de neutralité, alors le licenciement sera justifié. Si une de ces conditions n’est pas remplie, il ne le sera pas.